La multiplication des incidents, dont le décès d’une fillette survenu dans une crèche lyonnaise en juin, a mis en lumière les dérives de l’ouverture de ce secteur aux acteurs privés lucratifs. Préalable à l’élaboration d’un véritable service public de la petite enfance, le député LFI-Nupes William Martinet réclame, dans une tribune au « Monde », l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire.
« Les clochettes », « La maison des kangourous », « Lapin et compagnie »… Ce sont de doux noms qu’arborent les vitrines des crèches privées lucratives, où sont déposés tous les matins près de cent-mille jeunes enfants. En arrière-boutique, l’ambiance est moins féérique. Des fonds d’investissement capitalisés à hauteur de plusieurs milliards d’euros tirent les ficelles. Dans le portefeuille de ces fonds, les crèches cohabitent avec des pipelines en Mer du Nord, une autoroute en Pologne ou encore de la fibre optique au Pays-Bas. Entre ces activités, un seul point commun : l’exigence d’un haut niveau de rentabilité pour satisfaire les investisseurs.
Jusqu’à récemment, le business des crèches agissait dans l’ombre. Mais la multiplication des incidents, dont le drame qui coûta la vie à une fillette dans une crèche lyonnaise en juin dernier, a fini par attirer l’attention. Rien qu’en cette rentrée, deux livre-enquêtes accumulent les témoignages et décrivent un système où la recherche de profit conduit à la « maltraitance économique » des enfants : des repas rationnés, des couches qui ne sont pas changées, des professionnelles épuisées, en sous-effectif et insuffisamment qualifiées. Les témoignages sont glaçants et inquiètent à juste titre les parents.
Ces scandales sont l’aboutissement d’un long processus. Il y a vingt ans, les pouvoirs publics ont fait le choix d’ouvrir le secteur de la petite enfance aux acteurs privés lucratifs. Concrètement, les CAF ont été sommées de financer indifféremment gestionnaires publics et privés. Un généreux crédit d’impôt a été créé pour compléter le modèle économique des entreprises de crèches. C’est le paradoxe de cette privatisation : le business des crèches se développe parce qu’il est biberonné à l’argent public.
Aujourd’hui, la marchandisation de la petite enfance est un train fou que rien ne semble arrêter. Les gouvernements successifs, incapables de répondre à la pénurie de modes de garde, y ont vu un moyen de se décharger de leur responsabilité. Les entreprises de crèches se sont engouffrées dans un système qui leur assurait un haut niveau de profitabilité, jusqu’à 40% selon un rapport de l’IGAS publié en 2017. Résultat, depuis dix ans, l’essentiel des places de crèches ouvertes l’ont été par le secteur privé lucratif. Autant d’argent public gâché car utilisé au profit d’une machine à cash plutôt que de l’épanouissement des jeunes enfants.
Le lobby des entreprises de crèche n’a eu de cesse de revendiquer, d’obtenir et de mettre en œuvre avec empressement des normes plus faibles, plus souples, moins « contraignantes ». Le résultat est un grand nivellement par le bas, y compris chez certaines collectivités qui ont opportunément sous-traité au privé pour réduire leurs dépenses. La dégradation des conditions d’accueil a été encouragée par la difficulté des PMI à exercer leur mission de contrôle sur un secteur privé en plein boom.
Si les enfants sont les premières victimes de ce business, les professionnelles n’en subissent pas moins les conséquences. Elles sont presque exclusivement des femmes, majoritairement payées au Smic, aux conditions de travail épuisantes, mises malgré elles dans la position de rouage d’une machine maltraitante. Dans le privé lucratif, une auxiliaire de puériculture avec dix ans d’ancienneté travaille pour un salaire inférieur de 8,1% à celui du secteur associatif et de 12,6% à celui du public. Il faut rendre hommage à ces femmes qui, dans leur extrême majorité, malgré les difficultés de leurs conditions de travail, s’efforcent de protéger les enfants de la pression financière qui pèse sur leurs épaules.
La démarchandisation de la petite enfance apparait désormais comme une impérieuse nécessité. Il est temps de construire un véritable service public, gratuit, capable de répondre aux attentes des familles, organisé pour répondre aux besoins des enfants et s’appuyant sur des professionnelles qualifiées et enfin valorisées.
Pour corriger ce système et entamer une transition, il faut d’abord en faire toute la transparence. Une demande de commission d’enquête parlementaire a été déposée dès le mois d’avril 2023 par le groupe parlementaire La France Insoumise. Elle peut devenir une démarche transpartisane, faisant échos à l’émotion qui s’est exprimée dans l’ensemble des groupes politiques.
Les jeunes enfants ne parlent pas, ou si peu, lorsqu’ils subissent des maltraitances. Mais grâce au témoignage des parents et aux enquêtes des journalistes, désormais, nous savons. Ne nous rendons pas complices en détournant le regard.
Agissons.